Fondée et dirigée par Laure d’Hauteville, la Beirut Art Fair en est à sa 8e édition. Pascal Odille, directeur artistique de la foire et en charge de la programmation avec Laure d'Hauteville, a imaginé un programme sous le signe de la redécouverte avec la complicité de trois grands collectionneurs libanais : Basel Dalloul, Abraham Karabajakian et Tarek Nahas. Quelques chiffres : 51 galeries dont 29 nouvelles choisies avec le comité de sélection composé notamment des trois collectionneurs précédemment cités, venant de 23 pays, 230 artistes, 1.400 œuvres. Ici, nulle censure, comme nous l'explique Rose Issa lors de la visite de l’accrochage « Ourouba – The Eye of Lebanon » dont elle est la commissaire. Ourouba signifie « arabité » et l’exposition interroge justement la notion d’appartenance à l’identité arabe (et d’ailleurs existe t-elle vraiment ?) et ce qui lie entre eux les artistes vivant et travaillant dans la région. En plein cœur de la foire, Ourouba réunit des œuvres de collections privées et institutionnelles qui font justement écho aux problématiques de la notion d’Ourouba ainsi qu’aux enjeux régionaux.
Au Liban, la guerre civile est encore visible partout. La Maison Jaune (Beit Beirut) en est le souvenir symbolique et flagrant. L’immeuble abritait les snipers et se trouvait sur la ligne de démarcation pendant la guerre civile. Aujourd’hui ouvert au public, l’artiste Zeina El Khalil a investi le lieu pour en exorciser la charge émotionnelle et le passé mortifère (Sacred Catastroph : Healing Lebanon). Rose Issa a d’ailleurs sélectionné une œuvre d’Ayman Baalbaki pour Ourouba, Barakat Building qui représente justement cet immeuble martyr.
Ayman Baalbaki, Barakat Building (2015-2016). Collection privée. Courtesy Agial Gallery, Beyrouth
Le conflit, la guerre, sont au centre des problématiques développées par les artistes présents sur la foire, à l’instar d’Abdul Rahman Katanani qui vit à Beyrouth dans le camp de Sabra et Chatila où il a son atelier. Zone de non-droit où les Palestiniens vivent mais circulent difficilement, où les sorties et entrées sont difficilement autorisées, l’artiste emploie la tôle ondulée et le fil de fer barbelé pour réaliser une grande vague (Wave) qui brise tout sur son passage, des silhouettes d’enfants jouant innocemment à la corde à sauter ou des familles en fuite. La force de ce travail tient à l’imminence et la nécessité du témoignage.
Abdul Rahman Katanani, Wave (2016). Collection El-Nimer
Les galeries quant à elles, ne sont pas en reste. Analix Forever (Genève) présente des photos de Mounir Fatmi et de Debi Cornwall. Cette dernière a réalisé la série « Welcome to Camp America », regard intrusif et tranchant sur la vie de la US Naval Station à Guantanamo où sont toujours détenues 149 personnes.
Debi Cornwall, Prayer Rug with arrow to Mecca, Camp Echo. Courtesy Analix Forever, Genève
Chez Albareh Art Gallery (Bahreïn), il fallait absolument voir le travail d’Abed Al Kadiri, jeune artiste libanais né en 1984. Sa série « Al Maqama » initiée en 2014 autour de la figure du calligraphe et peintre bagdadien Yahya ibn Mahmud Al Wasiti (XIIIe siècle) se poursuit aujourd’hui avec les massacres perpétrés par Daech dans les musées et sites irakiens.
Abed Al Kadiri, Destroyed by ISIS in Museum (2015). Courtesy Albareh Art Gallery, Royaume de Bahreïn
La galerie Tanit (Beyrouth) présente une œuvre de la série « El Zohra n’est pas né en un jour » de Randa Mirza consacrée aux récits des mythes de la période préislamique (Al-Jahiliyyah). Dans Issaf et Naila présentée sur la foire, la photographie montée dans une boîte lumineuse, montre le couple de déités adorées à la Mecque avant l’arrivée de l’Islam monothéiste. La foule en noir porte les statues desdites déités. Hajer Azzouz-La Maison de la plage (Tunis) consacrait son stand à Othmane Taleb et Sophia Baraket, Nathalie Obadia (Paris, Bruxelles) avait quant à elle choisi des œuvres de Sarkis.
L’an dernier, la foire avait recensé 23.000 visiteurs, cette année, dès l’ouverture, on comptait 8.500 visiteurs et en fin de foire, 28, 250, soit 21% de plus par rapport à l'an dernier (source Beirut Art Fair). Si ces chiffres semblent modestes, au Liban, il n’en est rien. Nouveauté cette année, la tenue de Beirut Design Fair, attenante à sa grande sœur. De belles découvertes de design et d’objets de décoration. Le Musée Sursock avait organisé en son sein la signature du livre Metropolis de Marwan Rechmaoui. L’artiste libanais vu en juin à Art Basel dans la section Unlimited travaille sur la géographie urbaine et les problématiques sociales et démographiques que cela implique. Une de ses œuvres, Beirut Caoutchouc (2004-2008) exposée dans la cour du musée représente la carte en caoutchouc de Beyrouth et la démarcation de ses différents quartiers.
Dans un pays où les musées sont le fait de mécènes et de collectionneurs privés, la tenue de la foire de Beyrouth est l’occasion de découvrir une scène vivante et dynamique questionnant les problématiques à laquelle elle est confrontée quotidiennement : les conflits, les stigmates des guerres passées et actuelles, les cohabitations des différentes religions et ethnies, la situation au Proche-Orient, les tabous que représentent la sexualité et l’homosexualité, la place de la femme… Au fond, voilà ce qui lie les artistes de la région, une problématique commune de l’Ourouba.
Beirut Art Fair, 21-24 septembre
Beit Beirut, « Sacred Catastroph : Healing Lebanon », jusqu’au 27 octobre
Marwan Rechmaoui, Metropolis, Kaph Books