Jean-Baptiste Lagadec est arrivé à Tokyo le 1er mai, sans pinceaux, sans peinture. Ce n'est que lors de son vol de 12h depuis Londres (où l'artiste est basé depuis six ans) qu'il s'est rendu compte de l'ampleur de la tâche à accomplir : un programme d'échange de résidence d'art de trois mois avec « London / Tokyo Y-AIR »
Lancé en 2013, Y-AIR (artists-in-residencies for Young) soutient de jeunes artistes récemment diplômés. L'initiative est le fruit d'une collaboration unique entre l'University of the Arts London’s Central Saint Martins et la Tokyo University of the Arts, ayant associé leur programme de résidences — Acme Studios et Youkobo Art Space. Le programme a ainsi sélectionné quatre jeunes artistes (deux de Londres, deux de Tokyo) pour cet échange innovant — les voyant passer un mois et demi à Youkobo à Tokyo, avant de séjourner pour une durée similaire à Acme à Londres.
Si la possibilité de vivre une expérience créative dans un atelier à l'étranger fut la première motivation pour le peintre et graveur à Y-AIR, l'expertise du personnel présent à Youkobo, ce sont la quantité et la diversité des outils disponibles qui ont convaincu Lagadec.
« Dans ma proposition, j'ai souhaité travailler en étroite collaboration avec les artisans — pour continuer à travailler sur cette idée de ‘déterminisme technique’, qui façonne ma pratique depuis quelques années maintenant. L'idée que la matière forme les techniques et, en retour, les techniques encadrent la créativité. Compte tenu de l'histoire de l'artisanat au Japon, j'étais ravi de collaborer avec des artisans spécialistes du bois et dans des ateliers d'impression — pour s'inspirer de leurs outils et leur permettre de dicter la réalisation matérielle de mon travail. »
Si le « déterminisme technique » peut prendre de multiples formes, Jean-Baptiste Lagadec prend sa source chez André Leroi-Gourhan (1911-1986) — archéologue, paléontologue, paléoanthropologue et anthropologue français dont le travail a été relayé par les philosophes français contemporains Jacques Derrida (De la grammatologie, 1967), Gilles Deleuze (Capitalisme et schizophrénie, 1977) et Bernard Stiegler (Technics and Time, 1: The Fault of Epimetheus, 1998).
André Leroi-Gourhan a également passé du temps au Japon, réunissant des données sur la culture japonaise et aïnou entre 1937 et 1938 — les résultats de son étude furent par la suite publiés dans L'homme et la matière (Paris: Albin Michel, 1943) et Milieu et techniques (Paris: Albin Michel, 1945). Dans L'homme et la matière, Leroi-Gourhan jugeait que ce qui séparait l'humanité des autres animaux est un intérêt inné pour la technique et la création d'outils. En s'appuyant sur quelque 40.000 références décrivant des outils historiques, préhistoriques et des processus techniques, le travail de recherche de Leroi-Gourhan a abouti à la typologie innovante et à la classification des techniques qui révèlent une corrélation profonde entre le matériau utilisé et les outils développés par l'homme — malgré leur diversité, en termes d'époque et d'origine. Finalement, Leroi-Gourhan a conclu que la matière conditionne une technique ; et les matériaux définissent la technologie.
« Après avoir discuté avec le menuisier, j'ai rapidement compris que ce ne serait pas si facile ... La recherche est devenue impossible. Lorsque vous avez une connaissance peu pratique du japonais et que vous ne savez pas comment utiliser les caractères, même une recherche Google se révèle ridiculement difficile. Leur niveau d'anglais, ajouté au fait que de nombreux caractères ont des significations complexes rendait la traduction impossible. J'ai fini par renoncer — il n'y avait aucun moyen d'apprendre à maîtriser un outil en six semaines. »
Est-ce que cela vous a permis d'aborder différemment l'interaction entre un outil et le matériel pour lequel il a été conçu? Pensez-vous qu'il y ait une barrière là-bas — une barrière que seul l'enseignement peut abattre —, faite de compétences et techniques?
« Oui, en effet... J'ai fini par reconsidérer l'idée de l'outil lui-même. Jusqu'à présent, je considérais l'outil comme un objet nécessaire à la conception. Il fallait qu'il soit adapté au matériau bien sûr, mais plus important encore, l'outil devait "embrasser' le corps humain d'une manière ou d'une autre. Dans mon cas, il fallait qu'il soit adapté à ma main.
En un sens, l'outil physique (le lien entre la main et le matériau) aurait pu tout simplement disparaître ou devenir immatériel. L'outil, pour moi, était un moyen utile au processus — une combinaison de chorégraphie propre à chaque environnement. La plupart des outils que j'ai utilisés au Japon correspondent pourtant à de nouvelles façons d'appliquer de l'encre, d'autres façons de couper ! Ici c'était la technique et la méthode qui sont devenues importantes.
Fondamentalement, le processus est le même — l'encre est absorbée par un support — mais afin que l'objet final soit transformé, cela nécessite un nouveau matériau, avec une « nouvelle logique pour ce matériau », afin de créer quelque chose de vraiment unique. »
« La semaine précédant l'exposition finale à Youkobo, j'ai réalisé que j'avais oublié que la première partie de la résidence devait être une introduction à mon travail et non la production du travail lui-même. L'environnement différent et ma perte de repères ont provoqué une sorte de crise existentielle. »
Une crise peut-être accentuée par la quantité d'outils et leur intraduisibilité ?
« Je pense que j'ai vraiment eu l'impression que j'étais en train d'échouer. »
La production artistique devient-elle trop dépendante "d'objectifs" ? Pensez-vous qu'il n'y ait plus assez de temps pour le processus, l'apprentissage des matériaux et des erreurs ?
« Je pense qu’il est inévitable pour le peintre de réinventer la roue. Pour ce qui est du temps... Michael Petry fait une bonne remarque quand il explique dans l'introduction de The Art of Not Making: The New Artist/Artisan Relationship qu'il faudrait une vie pour la maîtrise d'une seule technique. Faudrait-il limiter ses ambitions a ce qu'on sait faire de ses dix doigts? C’est à chacun d'y répondre. Mais combien sommes nous prêt à déléguer au nom du résultat final? Pour repondre a ta question, Je pense que toute pratique sur le long terme est une recherche, et notre travail consiste a presenter cette recherche. Pour ce qui est des erreurs, il n'y a que ça ! »
« Après cette crise, les choses se sont arrangées. J'ai décidé que mon travail prendrait la forme d'un dispositif — une métaphore visuelle de cette idée de ‘déterminisme technique’ ». Une fois que vous choisissez votre médium, une fois que vous choisissez votre technique, vous êtes forcé de vous engager d'une certaine manière — et dans ce sens, vous avez déjà limité votre créativité. Je voulais étudier cela en conjonction avec l'analyse de Christian Bonnefoi portant sur le tableau ["peinture"]. »
« C'est Christian Bonnefoi, un peintre abstrait français, qui a vraiment compris la « matérialité et l'outil » de manière nouvelle dans le rapport au tableau. En détruisant l'entité de la surface, Bonnefoi a introduit l'idée de l'architecture dans la peinture — remettant en question l'organisation structurelle de l'objet en lui-même. En ce sens, l'histoire de l'art a été radicalement redéfinie par Bonnefoi et s'est intéressée à représenter l'évolution technique d'un objet. »
Pourquoi cette compréhension technique de la peinture et de la matérialité vous intéresse tant ?
« Parce que cela rend la peinture accessible à tous. Ses tableaux sont universels ... tout comme les miens tentent de l'être. Ils sont basés sur l'énigme de la surface. Ils amènent tout le monde — les enfants, les personnes âgées, aux artistes — à une enquête sur la surface de la peinture. Pour le plaisir !
Pour moi, c'est précisément ce qui fait naître la tableau— ce qui le garde en vie. »
Jean-Baptiste Lagadec effectue actuellement sa résidence d'Y-AIR aux Acme Studios de London.